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Même lui. Souvent, il se plante devant les miroirs, traqueur de reflet fêlé, embaumeur de sa belle et bonne bouille quand on croyait qu'il se contenterait d'en être l'embobineur. Jacques Higelin face à sa psyché, interrogateur d'image, décrypteur d'outrages, bizarre... Démarche adolescente pour le presque soixantenaire. Angoisse narcissique pour le chanteur qui vient de sortir son 22e album, pour le reconnu qui engrange des ventes à 100 000 exemplaires les mauvaises années, pour le vampeur de public, improvisateur foutraque et inventeur faribolant qui tient les scènes en s'y risquant au chamboule-tout. Tentative de ressaisissement de soi pour l'incontrôlable, le désinhibé total que la télé formatée hésite désormais à inviter, de peur qu'il ne déborde, qu'il ne se répande.

Face à la glace, il se crête le cheveu couleur toits de Paris et surtout pas dégarni, en une houppe un peu Chantecler, un peu coq de bruyère. Il se fourre dans le crâne de longs doigts de pianiste, aussi épouilleur de nuages que palpeur de bonheurs. Il évalue cette silhouette noire et ébouriffée de croquignolet d'avant que le grand-cric-le-croque, de croque-mitaine avec hallucinations, de hallebardier prompt au croc-en-jambe. Il voit qui de l'autre côté de lui-même? Le fils azimuté du fou chantant, un Trenet des années 70, à l'optimisme moins benêt. L'admirateur du prophétisme de Ferré, de l'abattage de Brel, du tranchant de Gainsbourg. Le copain du Coluche petit-frère-des-affamés. Ou l'intéressé par Björk, l'intrigué par la techno? Il s'évalue à la dérobée. Ce grand type qui lui fait face a le teint cafardeux des petits matins, l'ensommeillement des inspirés du clair de lune, mais l'éclat des intéressés par le genre humain, des attentifs à ceux que l'époque nomme les «vrais gens», ceux de la rue, des bistrots, des arrière-cours. Et c'est d'autant plus étonnant de le surprendre en train de se jauger à vide, à blanc, avec cet úil impossible des trop regardés, lui qui n'aime ni s'appesantir dans le rétro.

L'homme au physique invariant ne rêve que de tout bousculer, tout réorchestrer, tout réinterpréter. Il célèbre demain, dévore aujourd'hui, n'a aucune mélancolie d'hier. S'émerveille des enfants advenus (Arthur, musicien; Ken, comédien; Izïa, fan des Spice Girls). Oublie qu'il lui faudra vieillir. Se verrait bien «en vieux sage très fou». Et, puisqu'il a déjà découvert une tombe à son nom dans un village, il s'invente d'autres rites mortuaires. Qu'on le jette à la mer, «mais entier»! Qu'on l'installe dans un tronc d'arbre! Ou qu'on asseye son cadavre à table, une année durant!

S'il était sanguin, le boute-en-train lunaire s'énerverait presque qu'on le renvoie à papa-maman. Les Higelin viennent d'Alsace. Pour échapper au travail dans les filatures, le grand-père se fait traducteur d'un fakir qui court les foires internationales. Son petit-fils: «Il aimait les voyages, les femmes, bien boire, bien manger.» Il faillit partir au Mexique, ouvrit un café. «En Alsace, les gens adoraient chanter, valser. Y avait pas la télé.» Le père sera cheminot, banlieusard, gaulliste. Mais aussi musicien. «Il avait une poigne à faire ronfler le piano, c'était torché.» Le soir, il monte dans les chambres des deux garçons, raconte des histoires, joue de l'harmonica. Ses goûts sont rigides: il adore Maurice Chevalier, trouve que «Piaf chante comme une chèvre», que «Brassens est sinistre», que «le jazz est une musique de Nègres». La mère est belge. Elle a deux súurs. «Elles étaient très Saint-Germain-des-Prés, existentialistes, communistes, peintres, et habillées en pantalon.»

Jacques naît en 1940. Père prisonnier, enfance bombardée. Il en garde un effroi à vif face à la frénésie guerrière, qu'il double d'une répulsion rogue envers la bêtise galonnée. Son bagout n'est jamais pris en défaut sur ce registre antimilitariste. Il flingue les va-t-en-guerre, «ces gens assoiffés de pouvoir qui exploitent les pulsions de mort», les héros de la mitraille «qui commencent par foutre une merde pas possible puis adorent apparaître comme les sauveurs de l'humanité», ou les pousse-au-crime, «ces vieux qui envoient les jeunes au sacrifice», ou «ces puissants qui font souffrir le peuple». Son service militaire en Algérie lui laisse un goût acre. L'aspirant cascadeur, l'apprenti comédien, qui a quitté l'école à 14 ans, n'éprouve aucune envie de faire montre de bravoure sur le théâtre des opérations. De toute façon, il arrive après la bataille. «J'ai fait le déménagement de l'armée française après les accords d'Evian. Mais j'ai vu ce que c'était que de porter un uniforme d'occupant...» La guerre du Golfe ravive ses hantises. Sa fille ouvre les yeux. Il voit monter le chauvinisme et revenir sur les écrans les généraux de l'arrière, ceux qui envoient les pioupious au casse-pipe. Panique irrationnelle, incontrôlée. Revendiquée...

Depuis, Higelin s'arrange pour mettre un nez rouge aux Pinocchio à gros cigare et pour dessiner des moustaches aux Joconde du pouvoir. Son art du délire verbal l'a préservé de la langue de bois des militances des années 70. Dans les meetings de soutien, il évitait les proclamations. Il jouait l'Internationale façon rumba pour dégivrer les ouvriers pelant de froid.

Aujourd'hui, le célébrateur de «la vie» ne cultive aucun désabusement. Il soutient mordicus les troupes du DAL (Droit au logement), va chanter à Orange contre le Front national et rêve du sous-commandant Marcos comme d'un «Robin des Bois, en plus marrant». Il souligne le tout d'un «Il est de gauche, Jospin?», mais dézingue la tentative d'étiquetage très mouvement social d'un «Bourdieu est-il plus intelligent que Léo Ferré?». Dans son chapeau d'illusionniste, Higelin verse une louche de spontanéisme, un brin d'anti-élitisme, un gramme de basisme. Il remue. Frappe un coup de sa baguette bohème et en sort un lapin anar, allumé mais surtout artiste. Higelin sait trop comment alpaguer les foules pour être dupe des manipulations charismatiques. Un jour, tel Till l'Espiègle, il souffla dans son flûtiau et, la salle à ses basques, sortit dans les rues. Mais, au lieu d'aller les perdre dans la rivière, sonna la dispersion, rendit chacun à lui-même.

Ce matin-là, il fait gris souris sur l'île de Ré, où il répète pour ses concerts en solo au Casino de Paris. Comme un Zébulon, Higelin part passer commande, jeter un úil à la presse locale, dire bonjour aux uns, aux autres. Il s'assied. Engouffre deux cafés allongés, trois croissants, et cinq Marlboro qui font dix. La veille, c'était les langoustines qu'il faisait gicler de leurs carapaces, les moules à la charentaise qu'il gobait à grands «slurpps», le vin qu'il lampait sans contrôler les appellations. Bouffeur de vie, pas chipoteur de calories. Grand corps à combustion instantanée, Mangeclous à qui rien ne profite.

Et puis, il se remettait à parler, bouche d'or et bouche d'ombre mêlées. «Mec qui prend les raccourcis les plus longs», comme le définit un copain ange gardien. «Solitaire qui ne supporte pas la solitude», estime un gars de la tribu. N'entendant pas vraiment les interjections, y revenant ensuite, partant loin, partant seul dans les dédales de sa folie douce. Vers la vie, l'amour, le ciel étoilé. Où il rêve qu'il vole. Signe de bonne santé.

libération